Covid-19 : vers une suspension généralisée des loyers commerciaux ?
Nous sommes tous préoccupés par l’état de l’économie à la reprise de l’activité. Bailleurs et Preneurs vont devoir faire face à des intérêts à priori divergents.
Permettre aux Preneurs de surmonter les conséquences de l’épidémie sans être contraints à un dépôt de bilan pourrait pourtant être de l’intérêt des Bailleurs, si l’on ne veut pas assister à une explosion de l’offre de locaux à louer et à une baisse consécutive des valeurs locatives.
Le Président de la République a annoncé la suspension des loyers commerciaux
A ce jour aucune disposition réglementaire spécifique n’est venue mettre en musique cette annonce.
Le gouvernement et la Fédération des Sociétés Immobilières et Foncières semblent avoir conclu un accord le 20 mars 2020 permettant le report, à compter d’avril jusqu’à la réouverture des commerces et activités non essentiels, des loyers et charges des TPE et PME appartenant aux secteurs dont l’activité a été interrompue.
Le paiement des arriérés nés de cette suspension pourrait être différé ou étalé sans pénalité, ni intérêts à la reprise.
Une ordonnance devrait au surplus prévoir l’interdiction de poursuivre les cautions ou de saisir les fonds de commerces des sociétés éligibles au fonds de solidarité mis en place par le gouvernement.
En attentant des précisions sur lesquelles je reviendrai à la publication des textes à venir, et dans la mesure où toutes ces dispositions à l’évidence ne couvriront pas tous les cas, ni toutes les entreprises, voire être moins protectrices que les dispositions législatives existantes, il y a lieu de faire le point sur l’état du doit actuel.
Il s’agit en effet pour les Preneurs de se prémunir contre une éventuelle faillite et pour les Bailleurs de se préparer et de ne pas être asphyxiés par les impayés.
L’article 1195 du Code Civil
L’article 1195 du Code Civil institué par la réforme du droit des contrats et obligations de 2016 dispose :
Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d'échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu'elles déterminent, ou demander d'un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d'accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d'une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe.
Ce texte est certainement applicable en l’espèce (du moins pour les baux conclus avant le début de l’épidémie).
Il invite ici Bailleur et Preneur à trouver un accord sur le sort des loyers et charges relatives à la période de suspension des activités non essentielles (remise, réduction, report, étalement ou autre)
Toutefois deux réserves doivent être faites
Cet article ne s’applique qu’aux baux conclus ou renouvelés postérieurement à l’entrée en vigueur de la réforme, soit postérieurement au 1er octobre 2016 et a pu être écarté par les dispositions du bail.
Surtout, sa mise en jeu ne permet pas au locataire de ne pas payer le temps de la négociation, voire le temps que le juge statue. Or les Tribunaux sont fermés et seront surchargés à la reprise.
L’exception d’inexécution
Selon l’article 1220 du Code Civil
Une partie peut suspendre l'exécution de son obligation dès lors qu'il est manifeste que son cocontractant ne s'exécutera pas à l'échéance et que les conséquences de cette inexécution sont suffisamment graves pour elle. Cette suspension doit être notifiée dans les meilleurs délais.
Le Bailleur a une obligation de délivrance permanente consistant à louer un local permettant l’exercice de l’activité du Preneur. Pour les locaux loués pour une activité jugée non essentielle par l’arrêté du 14 mars 2020 portant sur diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19, il semble certain que la suspension de l’exécution du bail pourra être invoquée.
Au Preneur de notifier au bailleur la suspension de son obligation de payer les loyers du fait du non-respect par le Bailleur de son obligation de délivrance.
La force majeure
L’article 1218 définit ainsi la force majeure et son implication possible sur les contrats :
Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur.
Si l'empêchement est temporaire, l'exécution de l'obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l'empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1.
La condition d’extériorité ne fait pas débat.
L’imprévisibilité (du moins pour les baux signés antérieurement au début de l’épidémie et encore qu’il existe des jurisprudences en sens contraire pour des épidémies précédentes) pourrait être admise, du fait du caractère massif de cette épidémie et des mesures de confinement exceptionnelles mises en place, lesquelles par leur ampleur sont imprévisibles.
La condition de l'irrésistibilité mérite qu’on s’y attarde
En effet, pour qu’il y ait irrésistibilité, il faut selon les dispositions ci-dessus que les effets des circonstances exceptionnelles invoquées ne puissent être évités par des mesures appropriées et empêchent l’exécution de son obligation par le débiteur.
Pour les baux portant sur des locaux des catégories L, M, N, P, S, T, X et Y concernés par l’arrêté du 14 mars 2020 susvisé, il ne fait guère de doute que la force majeure devrait être retenue et les locataires déchargés de leur obligation de payer les loyers (sauf à ce que les mesures prises par le gouvernement en organisant un simple report permettent au Bailleur d’invoquer l’existence de de mesures appropriées permettant l’exécution de son obligation par le débiteur).
Pour les baux portant sur des locaux loués pour des destinations non visées par l’interdiction d’ouvrir, la question est beaucoup plus incertaine.
En effet, le fait que le confinement et les obligations de mise en sécurité des salariés et plus généralement la panne économique née de l’épidémie aura sans aucun doute un impact important sur le chiffre d’affaires de nombreuses entreprises, ne saurait en principe leur permettre d’invoquer la force majeure. Le fait que l’exécution de ses obligations (de paiement du loyer et des charges) soit rendu plus difficile ne constitue en effet a priori pas un cas de force majeure.
Pour y parvenir, les locataires devront absolument prouver que la survenance de l’épidémie a eu des conséquences irrésistibles sur son exploitation. Le Preneur qui aurait choisi de ne pas poursuivre son activité pour ne pas avoir à prendre des mesures de sécurité pour son personnel par exemple aura bien du mal à parvenir à ses fins.
Si le non-paiement total des loyers sur la durée du confinement sera certainement objet de nombreuses négociations et dans doute la source d’une explosion des litiges, il y a lieu de rappeler que le juge peut toujours accorder des délais que ce soit en cas de mise en jeu de la clause résolutoire conformément à l’article L145-41 du Code de Commerce ou sur le fondement de l’article 1343-5 du Code Civil qui permet au juge de tenir compte de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier, reporter ou échelonner les impayés dans la limite de deux années
Pour éviter de voir opposer la nullité des commandements visant la clause résolutoire pour délivrance de mauvaise foi, il serait sage, pour les bailleurs d’éviter de délivrer des commandements visant exclusivement la période de suspension de l’activité.
Je me tiens à votre disposition
Delphine Berthelot-Eiffel
Avocat
delphine@berthelot-eiffel.com